
Qui sont ces Juifs ?
La GrĂšce est un pays qui fascine. Les livres nous parlent des dĂ©couvertes et rĂ©flexions des grands savants de lâAntiquitĂ©. Mais qui connaĂźt vraiment lâhistoire des Juifs de GrĂšce et leur apport Ă la culture hellĂšne ?
La plus vieille communautĂ© juive dâEurope est prĂ©sente sur le territoire depuis la pĂ©riode dâAlexandre le Grand. A travers les siĂšcles, elle va tenter de sâintĂ©grer et de sâadapter aux nombreux envahisseurs : Romains, Byzantins, VĂ©nitiens, Ottomans, Français, Anglais, Italiens ou Allemands. Les Romaniotes, nom donnĂ© aux premiers Juifs de GrĂšce, les AshkĂ©nazes dâEurope de lâEst qui fuient les massacres perpĂ©trĂ©s par les croisĂ©s entre le XIĂšme et le XIIIĂšme siĂšcle, ainsi que les SĂ©farades de la pĂ©ninsule ibĂ©rique chassĂ©s par Isabelle la Catholique, vont former un judaĂŻsme grec pluriel et dynamique.
La diversitĂ© religieuse, culturelle, intellectuelle va permettre Ă certaines villes comme Thessalonique, appelĂ©e par les Turcs Selanik, de connaĂźtre la prospĂ©ritĂ©. MalgrĂ© un antijudaĂŻsme (lâEglise orthodoxe vĂ©hicule lâidĂ©e que les Juifs ont trahi et assassinĂ© JĂ©sus) et un antisĂ©mitisme latents depuis le Moyen-Age, artistes, penseurs, rabbins et hommes dâaffaires participent pleinement Ă la vie du pays.
A la veille de la Seconde Guerre mondiale, environ 75.000 Juifs vivent en GrĂšce sur un pays de plus de 7 millions dâhabitants. 54.000 sont Ă Thessalonique, surnommĂ©e la « JĂ©rusalem des Balkans ».
La Shoah vient effacer plusieurs siĂšcles dâhistoire. Synagogues, cimetiĂšres et Ă©coles disparaissent. Entre 1941 et 1944, les Juifs subissent spoliations, humiliations et dĂ©portations vers les camps de la mort. 60.000 Ă 67.000 personnes (les chiffres font encore lâobjet de dĂ©bats parmi les historiens) seront exterminĂ©s, soit prĂšs de 90% de la communautĂ© juive. Proportionnellement Ă la population, câest le chiffre le plus Ă©levĂ© dâEurope aprĂšs la Pologne et la Lituanie.
Environ 10.000 rescapĂ©s des camps ou cachĂ©s dans tout le pays tentent de reprendre une vie normale. Mais câest presque impossible. Le pays, traumatisĂ© par lâoccupation, se dĂ©chire dans une guerre civile qui dure jusquâen 1949.
Puis, lâantisĂ©mitisme nâa toujours pas disparu. Nombreux sont ceux qui vont partir vers lâEurope de lâOuest, les Etats-Unis et surtout le futur Etat dâIsraĂ«l. Aujourdâhui, sur 11 millions de Grecs il nâexiste plus que 5. 000 Juifs.
75 ans aprÚs la guerre, le pays, secoué par dix ans de crise économique sans précédent, commence à faire face à son passé. Le réveil mémoriel émerge progressivement.
Des témoins
Des 60.000 à 67.000 Juifs déportés de GrÚce, environ 2.000 sont revenus des camps de la mort. Quelques décennies aprÚs la Shoah, certains vont entreprendre une lourde tùche : mettre par écrit leur vécu.
Parmi eux Shlomo Venezia, dĂ©portĂ© de Thessalonique, qui publie en 2007 SONDERKOMMANDO â Dans lâenfer des chambres Ă gaz (Albin Michel).

Un an aprĂšs, le livre est Ă©galement traduit en grec. Un autre rescapĂ© salonicien est le judĂ©o-espagnol Jacques Stroumsa, connu sous le nom de « violoniste dâAuschwitz ». Il publie en 1997 en grec ÎÎčÎŹÎ»Î”ÎŸÎ± Ïη ζÏÎźâŠÎÏÏ Ïη ÎΔÏÏÎ±Î»ÎżÎœÎŻÎșη ÏÏÎż ÎÎżÏ ÏÎČÎčÏÏ (« Dialexa tin zoiâŠApo tin Thessaloniki sto Aousvits » ; Traduction : Jâai choisi la vieâŠDe Thessalonique Ă Auschwitz).

En 1998, le livre paraĂźt en langue française avec une prĂ©face de Beate Klarsfeld. Le titre est dĂ©sormais Tu choisiras la vie : violoniste Ă Auschwitz (Cerf). Câest le pĂšre Patrick Desbois qui lui a conseillĂ© ce nouveau titre, inspirĂ© de la Bible, afin de mettre en avant une sorte de mission divine.
Ce prĂȘtre est lâun des acteurs les plus importants du dialogue entre lâEglise catholique et le JudaĂŻsme. Il est prĂ©sident de Yahad In-Unum, association qui parcourt lâEurope de lâEst afin de mettre en lumiĂšre les crimes des Einsatzgruppen (« groupes dâintervention » chargĂ©s de fusiller les Juifs dans les forĂȘts).
Jacques Stroumsa dĂ©crit sa dĂ©portation Ă Birkenau le 29 avril 1943: « Ma famille et moi-mĂȘme avons fait partie du convoi numĂ©ro 16, composĂ© de 2500 personnes au dĂ©part [Le train arrivera 10 jours aprĂšs]. Sur ce total, 568 hommes et 247 femmes ont reçu un numĂ©ro de tatouage, soit 215 personnes au total. Les autres, soit 1685 personnes, ont disparu dĂšs lâarrivĂ©e (chambre Ă gaz et crĂ©matorium)».
Sa femme Nora, enceinte de huit mois, ainsi que le reste de sa famille ne sont pas sĂ©lectionnĂ©s pour le travail. Il ne les reverra plus jamais sauf sa petite sĆur Bella. A Auschwitz, il porte dans sa peau le numĂ©ro 121.097. Le soir de son arrivĂ©e dans le camp, le BlockĂ€ltester (responsable du Block, câest-Ă -dire du baraquement) rĂ©unit les internĂ©s dont il a la charge : « Quand nous fĂ»mes rĂ©unis autour de lui, il nous demanda : Y a-t-il parmi vous des « HĂ€ftlinge » (prisonniers) qui savent bien jouer de la musique ? Cette question, formulĂ©e brutalement, nous surprit un peu : aprĂšs tout ce quâon avait dĂ©jĂ endurĂ© depuis notre arrivĂ©e, il fallait encore savoir jouer dâun instrument musical ! Personne ne dit rien ; mais mes
nombreux camarades qui me connaissaient de Salonique se tournĂšrent instinctivement vers moi pour me dĂ©signer. « PuĂ©dĂ© sĂ©rĂ© Ă©s buĂ©no para todos » (Câest peut-ĂȘtre bien pour nous tous »). Devant cette pression amicale, je fis un pas en avant en disant, en allemand : « Je joue du violon, mais ce nâest pas ma profession »⊠Effectivement, quelques minutes plus tard, le « Stubedienst » (lâassistant du chef de bloc) me mit dans les mains un violon et un archet. Je demande naĂŻvement : « Que voulez-vous entendre ? Mozart, Beethoven, Haydn ? Concerto, sonates ? â Ce que tu veux » me dit-il⊠jâai commencĂ© Ă jouer, pendant une vingtaine de minutesâŠNous Ă©tions tous brisĂ©s dâĂ©motion. Chacun de nous se rappelait sa vie dâhomme libre Ă SaloniqueâŠCâest ainsi que, durant tout un mois, jâai exercĂ© les fonctions de violon solo Ă lâorchestre de Birkenau».
EngagĂ© donc comme premier violon Ă Auschwitz, il raconte en quoi consiste son « travail » : « AprĂšs lâappel matinal, qui souvent durait une, deux heures ou plus, et pendant lequel le froid ou la pluie fine qui tombait nous faisait claquer des dents, chaque « Kommando » sâorganisait pour ĂȘtre prĂȘt Ă partir pour le travail. Nous, les musiciens de lâorchestre, devions courir Ă notre baraque, prendre nos instruments et aller vite sur lâestrade situĂ©e devant la sortie principale du camp. DĂšs que le coup de sifflet retentissait, lâorchestre, sous la baguette du chef, se mettait Ă jouer, pendant que le dĂ©filĂ© des prisonniers-esclaves commençait ».
Il restera dans le plus grand camp dâextermination pendant presque deux ans. Le 18 janvier 1945, il subit les marches de la mort. Jacques est libĂ©rĂ© au camp de concentration de Mauthausen le 8 mai 1945. AprĂšs la guerre, il passe quelques annĂ©es de sa vie en France, se remarie puis sâinstalle en IsraĂ«l en 1967. Il dĂ©cĂšde en 2010. Le compositeur et interprĂšte Leonard Cohen sâest inspirĂ© de son histoire pour Ă©crire en 1984 la chanson « Dance me to the end of love ».
Source : Jforum